CHAPITRE V

 

Au téléphone, oncle Ambroise me dit :

— Ça t’amuserait de jouer au bandit ? Un bandit au revolver ?

— Qui ? D’abord, je n’en suis pas et je n’ai pas de revolver.

— Tu n’auras qu’à effrayer un type.

— Vous ne croyez pas que j’aurai plus peur que lui ?

— Peu importe. Je te donnerai des tuyaux.

— C’est sérieux ?

— Très.

— Quand ?

— Après l’enterrement.

Je raccrochai, perplexe, me demandant ce qu’il allait exiger de moi. J’entrai dans le living-room et je fis marcher la radio, puis je l’interrompis.

En réfléchissant, j’entrevis, non sans appréhension, ce que mon oncle avait dans la tête.

Cela se passait vendredi soir, après l’enquête. Maman était allée chez l’entrepreneur, pour les dernières dispositions. Gardie était sortie.

Je m’approchai de la fenêtre, il pleuvait toujours.

Au matin, la pluie s’arrêta.

 

Il faisait chaud, une chaleur humide. Je m’habillai soigneusement pour l’enterrement.

J’entendis maman qui se levait. Je sortis et me rendis chez Heiden. Je le trouvai dans son bureau, il compulsait des documents. Posant son cigare, il me dit :

— Hello ! Vous êtes Ed Hunter, n’est-ce pas ?

— Oui. Je me demandais si je pouvais faire quelque chose ?

— Non, rien, mon petit. Tout est paré.

— J’ai oublié de demander à maman. Avez-vous des personnes pour tenir les cordons de poêle ?

— Oui, des camarades de votre père. Voici la liste. Sur la feuille, je lus les noms. D’abord, Jake Lancey, le contremaître de l’imprimerie, ensuite trois linotypistes et deux ouvriers.

— L’enterrement est à deux heures, reprit Heiden. Tout est prévu, nous avons un organiste.

Je fis un signe d’assentiment.

— Papa aimait la musique d’orgue.

— Les membres de la famille aiment souvent jeter un dernier regard… un dernier adieu, en privé, et ne pas se contenter de défiler devant le cercueil après la cérémonie. Peut-être est-ce la raison de ta visite, mon petit ?

Sans doute. J’acceptai.

Heiden me mena dans une salle plus petite que celle où avait eu lieu l’enquête. Je me trouvai devant un magnifique cercueil recouvert de peluche grise, avec des poignées de cuivre. Après avoir fait glisser le couvercle qui recouvrait la partie supérieure du corps, il me laissa seul.

Je contemplai papa.

Au bout d’un instant, je remis le couvercle en place et je sortis, refermant la porte derrière moi. Je partis sans revoir Mr. Heiden, ni personne.

Je marchai devant moi, sans but, assez longtemps. Je passai le Loop, allai assez loin dans South State Street. Puis je revins sur mes pas.

Il y avait nombre de fleuristes dans le Loop et je me souvins que je n’avais pas pensé aux fleurs. J’entrai dans une boutique et demandai s’ils pouvaient envoyer des roses, pour un enterrement qui aurait lieu dans quelques heures. La fleuriste me le promit.

Je m’arrêtai ensuite dans un bar pour boire du café et revins à la maison. Il était onze heures.

Dès que j’eus ouvert la porte, je sentis qu’il se passait quelque chose d’anormal. L’odeur pénétrante du whisky empestait l’appartement. Et l’enterrement devait avoir lieu dans trois heures !

Je refermai la porte, et sans trop savoir pourquoi, je tournai la clef. J’entrai chez maman, sans frapper.

Vêtue de la nouvelle robe noire qu’elle avait été acheter hier, maman était assise sur le bord du lit, tenant une bouteille de whisky à la main. Hébétée, elle essaya de me fixer. Ses cheveux retombaient sur un côté de son visage, ses traits détendus lui donnaient l’air d’une vieille femme. Elle était ivre-morte.

Je lui arrachai la bouteille des mains. Elle essaya de la rattraper, se leva et faillit tomber. Je la repoussai sur le lit, où elle s’écroula en m’injuriant.

Je sortis de la pièce en prenant la clef dont je me servis pour fermer la porte de l’extérieur.

Gardie était-elle à la maison ? Je l’espérai, car elle saurait s’occuper de sa mère mieux que moi.

J’allai d’abord dans la cuisine, vidai ce qui restait de la bouteille de whisky.

La voix de maman me parvint. Elle jurait, pleurait, remuait le bouton de la porte en tous sens pour essayer d’ouvrir. Mais elle ne criait pas, ne frappait pas. Dieu merci, elle ne faisait pas trop de raffut.

J’allais me rendre chez Gardie lorsqu’un nouveau bruit m’arrêta net. C’était celui d’un châssis de fenêtre qu’on soulève, la fenêtre qui donnait sur la courette.

Elle allait sauter.

Je me précipitai, pris la clef pour ouvrir la porte.

Elle grippa un peu, mais la fenêtre grippait aussi. On avait toujours du mal à l’ouvrir. J’entendis maman qui sanglotait en essayant d’y parvenir.

Je fis irruption dans la pièce au moment même où elle essayait d’enjamber le rebord et l’empoignant, je la tirai en arrière, malgré ses efforts pour me griffer au visage.

Il ne me restait qu’une ressource : je lui décochai un bon coup de poing sur le menton et je parvins à l’empêcher de tomber trop durement par terre, où elle resta sans connaissance.

Écœuré, tremblant, je m’attardai un instant dans cette chambre empuantie, essayant de reprendre mon souffle. Puis j’allai chercher Gardie, dont le sommeil n’avait, apparemment, pas été troublé. À onze heures, elle dormait encore.

Je la secouai, elle ouvrit les yeux, s’assit. Elle croisa ses bras sur sa poitrine, cet accès de pudeur étant dû, sans doute, au fait qu’elle n’était pas encore assez réveillée pour se montrer impudique.

— Maman est ivre, lui dis-je. Et l’enterrement a lieu dans trois heures. Dépêche-toi !

Je lui donnai sa robe de chambre et me précipitai dans la salle de bains où je fis couler l’eau froide dans la baignoire.

Dans la chambre à coucher, je trouvai Gardie déjà à l’œuvre. Elle enlevait les bas et les souliers de maman.

— Comment cela s’est-il passé ? Où étais-tu ?

— J’étais sorti, de huit heures à maintenant. Elle a dû se lever dès mon départ, descendre acheter la bouteille…

À nous deux nous soulevâmes maman et la portâmes sur le lit. Nous lui enlevâmes ensuite sa robe.

Un détail m’inquiéta, soudain.

— Elle a un autre slip, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Tu crois que nous parviendrons à la remettre d’aplomb à temps ?

— Il le faut. Laisse-lui son slip, alors. Viens, nous allons la soutenir jusqu’à la salle de bains.

Un véritable poids mort ! Nous dûmes la porter, la traîner, mais enfin, nous y parvînmes. La mettre dans le bain ne fut pas une tâche facile, mais nous y parvînmes, non sans nous mouiller. Je recommandai à Gardie de lui tenir la tête hors de l’eau pendant que je préparerai du café.

— Ouvre une fenêtre dans sa chambre, pour que l’odeur s’en aille, me dit-elle.

— C’est déjà fait.

Après avoir préparé le café, je revins dans la salle de bains. Gardie aspergeait d’eau le visage de maman qui reprenait ses sens et gémissait un peu. L’eau froide avait rougi ses épaules et ses bras, son corps était parcouru de frissons.

— Elle revient à elle, dit Gardie. Mais le délai est si court…trois heures !

— Dans un moment fais la sortir de l’eau et sèche-la. Je vais chercher une drogue chez le pharmacien.

J’allai dans ma chambre pour me changer, car j’étais trempé. Tant pis, je porterai mon vieux costume à l’enterrement.

En passant devant la salle de bains, j’entendis Gardie et maman. Elle parlait d’une voix pâteuse, mais elle s’était calmée, ne jurait pas. Peut-être y parviendrons-nous, me dis-je.

Je descendis chez Klassen, le pharmacien, et lui dis une partie de la vérité, car je le connaissais et j’avais confiance en lui. Il me donna la drogue nécessaire, ainsi qu’un produit pour parfumer son haleine, afin que les gens qui l’approcheraient pendant la cérémonie ne se doutent de rien.

Eh bien, nous réussîmes et tout se passa convenablement.

L’enterrement fut magnifique.

Peu m’importait, du reste. Pour moi, ce qui avait compté, c’était le dernier adieu dans la petite salle, chez Heiden ; la cérémonie n’était qu’une formalité qu’il fallait subir afin que l’assistance pût témoigner de sa sympathie pour papa.

Je m’assis à la droite de maman, Gardie de l’autre côté. L’oncle Ambroise était assis à côté de moi.

Après l’enterrement, Jake, le contremaître de l’imprimerie, s’approcha :

— Tu reviens, n’est-ce pas, Ed ?

— Certainement.

— Prends un congé, d’abord. Nous ne sommes pas submergés de travail.

— J’ai quelque chose à faire, Jake. Une ou deux semaines, ce serait trop ?

— Non. Prends autant de temps que tu veux, mais reviens. L’atmosphère sera différente, sans ton père, mais tu es bien parti, il faut continuer et le métier est bon.

— Comptez sur moi.

— Le casier de ton père contient certaines affaires. Faut-il les envoyer chez toi ou préfères-tu venir les chercher ?

— Je viendrai, du reste j’ai ma paye de trois jours à toucher. On doit aussi quelque chose à papa, du lundi au mercredi.

— Je préviendrai le bureau, tu n’auras qu’à passer et on te réglera.

Après le cimetière, l’oncle Ambroise revint à la maison avec nous.

Nous restâmes inactifs pendant un moment, puis, la conversation languissant, mon oncle proposa une partie de cartes. Nous jouâmes au rami.

Lorsqu’il partit, je l’accompagnai jusqu’à la porte d’entrée.

— Repose-toi ce soir, mon garçon. Et prépare-toi pour demain. Viens me voir à l’hôtel dans l’après-midi.

— Entendu. Je ne peux rien faire, ce soir ?

— Non. Je vois Bassett tout à l’heure, mais ta présence est inutile. Je vais lui donner l’idée de se renseigner sur les locataires dont les appartements donnent sur la ruelle, par-derrière. Il déblaiera le terrain mieux que nous, et s’il découvre une piste on s’en occupera, aussi.

— Aussi ? Vous faites allusion à Kaufman ?

— Bien sûr. Il a menti, à propos d’un détail, à l’enquête. Tu t’en es aperçu ?

— Je n’en étais pas sûr.

— Moi, je le sais. Bassett a raté le coche, mais nous sommes là. À demain. Je t’attends vers le milieu de l’après-midi.

Vers sept heures, maman me dit que je ferais peut-être bien d’emmener Gardie au cinéma. Pourquoi pas ? Maman voulait, sans doute, rester seule. Je l’observai à la dérobée, pendant que Gardie consultait la rubrique des spectacles, elle n’avait pas l’air d’une personne qui va recommencer à boire ; elle devait être guérie pour quelque temps. Elle s’était admirablement remise. À l’enterrement, personne ne se serait douté de rien. Évidemment, ses yeux étaient rouges, son visitée bouffi, mais on pouvait attribuer son aspect à l’effet des larmes.

Je crois qu’elle aimait vraiment papa.

Gardie voulait voir un film qui ne me disait rien, mais sachant que l’orchestre de swing était bon, je ne discutai pas.

En effet, le film était impossible, mais ensuite les cuivres de l’orchestre m’enthousiasmèrent. Les deux trombones étaient remarquables ; l’un d’eux avait des accents déchirants.

À la fin, il y eut un numéro de danses et les pieds de Gardie s’agitèrent. Elle voulait aller dans un dancing, mais je m’y opposai : le cinéma était déjà de trop, le soir de l’enterrement.

Maman n’était pas à la maison, lorsque nous rentrâmes.

Je lus un peu, puis je me couchai.

 

Au milieu de la nuit, je fus réveillé par des voix : celle de maman, qui évoquait l’ivresse et une autre qui me sembla familière, mais que je ne reconnus pas.

Poussé par la curiosité, je me levai et m’approchai de la porte, pour être plus près. Mais la voix masculine se tut et j’entendis qu’on fermait la porte d’entrée.

Maman entra dans sa chambre et s’enferma. D’après sa façon de marcher, elle avait trop bu, mais se tenait mieux que le matin. À l’entendre, sa voix n’était pas surexcitée, le ton avait été celui d’une conversation amicale.

Je décidai de ne pas me préoccuper de la fenêtre. De retour dans mon lit, je réfléchis longuement, essayant de « placer » cette voix inconnue. Tout à coup je la reconnus : c’était celle de Bassett, le détective aux yeux pâles, aux cheveux roux.

S’imaginait-il qu’elle avait fait le coup ? L’avait-il soûlée pour la faire parler ? Un bien déplaisant procédé !

Peut-être était-ce tout autre chose, et l’hypothèse ne me plut pas davantage. Bassett, homme à femmes ? Je me souviens que la sienne était malade, il nous l’avait dit.

Essayait-il de combiner le plaisir et les affaires ? Dans ce cas, quel salaud ! Pourtant ce type m’avait été sympathique, même après qu’il eût accepté le pot-de-vin de mon oncle.

J’eus du mal à m’endormir et ouvris l’œil le lendemain matin, de mauvaise humeur. Allais-je continuer à me réveiller à sept heures tous les jours, même quand rien ne m’y obligeait ? Je fis ma toilette, m’habillai et bus une tasse de café dans la cuisine, tout en pensant de nouveau à Bassett. En somme, j’avais pu me tromper. Maman avait pu sortir, pour prendre l’air ; la rencontrant par hasard, le détective avait pu la raccompagner en tout bien tout honneur… Gardie ne tarda pas à me rejoindre.

— Peux pas dormir… Autant se lever, hein ?

— Bien sûr.

— Garde-moi un peu de café chaud, veux-tu ?

Elle retourna dans sa chambre, s’habilla et revint s’asseoir près de moi.

— Eddie ?

— Oui ?

— À quelle heure maman est-elle rentrée hier soir ?

— Je l’ignore.

— Tu ne l’as pas entendu rentrer ?

— Je l’ai entendue, mais je n’ai pas regardé l’heure. Assez tard, en tout cas. Je suppose qu’elle va roupiller jusqu’à midi.

Elle grignota un morceau de pain, pensivement. Son rouge à lèvres déteignait toujours sur le pain. Pourquoi en mettre avant de déjeuner ? Je me posai la question.

— Eddie ? fit-elle.

— Oui ?

— Maman boit trop. Si elle continue…

Évidemment. Que répondre ? J’attendis la suite.

— Eddie, j’ai trouvé une bouteille dans son armoire, il y a deux jours. Je l’ai prise et cachée, maman ne s’en est même pas aperçue.

— Jette-la.

— Maman en achètera une autre. Cela coûte un dollar et quarante-neuf cents…

— Alors ?

— Je vais boire le contenu de cette bouteille.

— Tu es folle ! À quatorze ans, tu voudrais…

— J’ai quinze ans, Eddie. Le mois prochain. Et j’ai déjà bu, avec des camarades, mais je ne me suis jamais soûlée. Écoute, Eddie, comprends donc…

— Quoi ?

— Papa, aussi, buvait trop.

— Laisse-le tranquille, répondis-je. C’est fini… Du reste, en quoi cela te concerne-t-il ? Tu t’es mis dans la tête de continuer la tradition de famille ?

— Ne soit pas sot, Eddie. Qu’est-ce qui aurait arrêté papa, l’aurait fait renoncer à boire ?

Elle commençait à m’agacer sérieusement.

— … Je vais te le dire : te voir suivre son exemple. Tu as toujours été un bon garçon, il savait que tu ne prendrais jamais le mors aux dents, comme lui. Suppose qu’il t’ai vu commencer à faire des bêtises, à sortir avec des types impossibles, à rentrer tard… Peut-être aurait-il cessé de boire, afin que tu en fasses autant. Il t’aimait, Eddie. S’il avait pu penser que sa conduite ferait de toi un…

— Assez ! dis-je. Papa est mort…

— Maman ne l’est pas. Elle ne te plait guère, sans doute, mais elle est ma mère.

Je compris enfin. J’avais mis le temps ! Muet, je dévisageai Gardie. Cela pouvait réussir, peut-être, maman pourrait réagir en voyant sa fille se mettre à dérailler, si jeune… Mais c’était insensé, néanmoins.

— Je te le défends, Gardie. C’est de la folie !

— Je vais le faire.

Comment l’en empêcher ? Elle avait dû longuement mûrir son idée. Je pourrais l’arrêter une fois, mais après ?

— Le moment est bien choisi, Eddie. Lorsqu’elle se réveillera, à midi, la bouche pâteuse, elle me trouvera soûle. Tu verras qu’elle n’aimera pas ce spectacle !

— Elle te battra.

— Comment le pourra-t-elle, puisqu’elle me donne l’exemple ? Du reste, elle ne m’a jamais battue.

Je ne pus m’empêcher de penser qu’une bonne fessée, de temps en temps, lui aurait fait du bien.

— En tout cas, dis-je, ne compte pas sur mon aide. C’est idiot, tu veux simplement te soûler pour juger de l’effet que cela te produira.

Elle repoussa sa chaise.

— Je vais chercher la bouteille. Tu peux faire le bon jeune homme et la briser : dans ce cas, j’irai me soûler dans Clark Street. J’ai l’air plus âgée que je ne le suis et il ne manque pas de bistrots où les hommes me payeront tous les verres que je voudrai. Et ce ne sera pas du jus de fruit !

Sur ces mots, elle se dirigea vers sa chambre.

« Attention, mon garçon ! Pas de faux pas », me dis-je, malgré mon désir de m’opposer à cette idiotie.

« Si je m’en mêle, elle ira sûrement se soûler dans Clark Street, et on la retrouvera plus tard dans un bordel des bas quartiers ! »

Je me levai, mais ne quittai pas la pièce.

J’étais fait. Impossible de l’empêcher de boire, mais il fallait rester là pour éviter le pire. Lorsqu’elle aurait assez bu, elle voudrait sûrement sortir et il faudrait s’y opposer à tout prix.

Elle revint, tenant la bouteille, déjà ouverte. Elle se versa une rasade.

— Tu en prends, Eddie ?

— Non.

Elle rit et but d’un trait. Puis elle remplit son verre à nouveau.

— Tu es sûr que tu n’en veux pas, pour me tenir compagnie ?

— Non.

Elle but encore, puis elle alla dans le living-room, et mit la radio. De la musique de danse.

— Viens, Eddie. On va danser.

— Je n’en ai aucune envie.

— Bon jeune homme !

— Tu es complètement folle !

Je redoutai la suite. Gardie fit quelques pas de danse, puis elle revint et s’assit. Elle se versa un troisième verre.

— Pas si vite, dis-je. Tu peux te tuer en avalant ça coup sur coup, tu n’y es pas habituée.

— Il m’est déjà arrivé de boire, dit-elle, pas beaucoup, mais tout de même…

Elle prit un autre verre et le remplit de whisky.

— …Allons, Eddie, prends ça. Je t’en prie, ce n’est pas drôle de boire seule.

— Bon. Mais je n’en boirai qu’un.

Elle me fit trinquer. Je ne bus qu’un peu de whisky, mais Gardie vida son verre d’un trait.

Puis elle retourna à la radio, m’appela, me disant d’apporter les verres et la bouteille. J’obéis et m’assis sur un fauteuil ; elle vint s’asseoir sur le bras du siège.

— Verse m’en encore, Eddie, c’est amusant.

Elle avala une quatrième rasade, toussa un peu.

— Dansons, Eddie…

— Fiche-moi la paix, Gardie. Assez de ça !

Elle se leva et se mit à danser seule.

— Un de ces jours je monterai sur les planches ! Qu’en dis-tu ? Comment me trouves-tu ?

— Tu danses à ravir, dis-je.

— Je saurai très bien faire du strip-tease[1]…, Regarde.

Sans cesser de danser, elle se mit à dégrafer le dos de sa robe.

— Ne fais pas l’idiote, Gardie ! N’oublie pas que je suis ton frère.

— Tu ne l’es pas. Du reste…

La fermeture éclair grippait. En évoluant, elle passa près de moi et je saisis sa main, ce qui eut pour résultat de la faire tomber sur mes genoux.

— Embrasse-moi, Eddie…

Ses lèvres étaient brûlantes, son corps cherchait le mien. Elle m’embrassa fougueusement. Je parvins à me dégager, à me lever.

— Gardie, c’est impossible ! Tu n’es qu’une gosse…

Elle se mit à rire.

— Bien, bien. Buvons encore un peu.

Je remplis nos deux verres, lui tendis le sien. Cette fois-ci ce fut moi qui faillis m’étouffer, ce qui la fit rire encore. Elle esquissa de nouveau quelques pas de danse. Puis :

— Verse-m’en encore un, Eddie. Je reviens tout de suite.

En passant la porte, elle vacilla un peu.

Je remplis les deux verres, j’allai ensuite tourner les boutons de la radio : on ne donnait pas de pièces de théâtre. Je n’entendis pas le retour de Gardie et me retournai quand elle m’appela par mon nom, comprenant, en même temps, le silence de son approche : elle ne portait plus de souliers, elle était complètement nue.

— Ne suis-je vraiment qu’une gosse ? me dit-elle avec un petit rire.

— Non, tu n’es plus une gosse, Gardie ! Finissons la bouteille d’abord. Tiens, voici ton verre.

Je lui tendis son verre et j’allai chercher de l’eau dans la cuisine, pour faire passer l’alcool.

— Je me sens… vague, dit-elle.

— Tiens, bois un peu d’eau. Cela passera.

Dans la bouteille, il ne restait presque plus de whisky. Nous y avions été fort. Elle voulut faire un pas de danse, s’écroula contre moi. Je dus la saisir dans mes bras, je sentis la douceur de sa peau tout en la couchant sur le sofa.

— Viens près de moi, Eddie. Viens…

— Oui, oui… Il reste encore un peu de whisky… Tiens, bois.

Presque tout gicla sur son corps, mais elle en avala un peu. Elle rit quand je l’essuyai avec mon mouchoir.

— Je me sens vague, Eddie, tout tourne…

— Ferme les yeux, et ça ira bien.

Elle obéit, sombra dans un abrutissement profond. Je la soulevai et la portai dans sa chambre, où je réussis, Dieu sait comment, à lui faire enfiler le pantalon de son pyjama. Puis je fermai la porte, je rinçai les verres et jetai la bouteille.

Alors, nom de D…, je sortis.